Désaffiliation (ou l’inscription objective)
Martin Claude, « Désaffiliation ». In : Paugam Serge (dir.), Les 100 mots de la sociologie, Paris, PUF, coll. « Que Sais-Je ? », p. 61-62.[en ligne]
« Adoptant une posture critique à l’égard de la notion d’exclusion, qui connaît au début des années 1990 une popularité considérable, Robert Castel propose dans plusieurs de ses textes une notion alternative, la désaffiliation, permettant d’éviter un certain nombre d’écueils. Pour Castel, la notion d’exclusion est un piège1, du fait non seulement qu’elle fonctionne comme un mot-valise qui permet à la fois des usages divers (politiques, médiatiques et académiques), mais aussi de nommer une diversité de situations en gommant leurs spécificités. Pour Castel, il importe de dépasser le constat des « états de dépossession » pour analyser les mécanismes qui génèrent ce phénomène. Castel fait d’abord usage de la notion de désaffiliation dans un article publié en 1990 et intitulé « Le roman de la désaffiliation. À propos de Tristan et Iseut » et définit cette notion ainsi : « le décrochage par rapport aux régulations à travers lesquelles la vie sociale se reproduit et se reconduit »2. Il en précise les termes dans un article publié en 19913 dans lequel il propose de distinguer deux axes permettant de penser les situations de dénuement : un axe d’intégration – non-intégration par le travail et un axe d’insertion – non-insertion dans une sociabilité socio-familiale. En somme, pour définir la désaffiliation, il est tentant de recourir à deux figures : déficit de filiation et déficit d’affiliation. La première figure renvoie au déficit d’inscription dans des liens sociaux primaires (notamment familiaux) et donc de protection rapprochée (par des proches). La deuxième, la désaffiliation, renvoie au déficit d’inscription dans des formes collectives de protection et, en particulier, la protection issue des collectifs de travail »
Références bibliographiques
1. Castel, R. (1995). « Les pièges de l’exclusion », Lien social et Politiques – RIAC, 34, 13-21.
2. Castel, R. (2009). La montée des incertitudes. Travail, protections, statut de l’individu, Paris, Seuil.
3. Castel, R. (1991). « De l’indigence à l’exclusion, la désaffiliation » in Jacques Donzelot (dir.), Face à l’exclusion, le modèle français. Paris, Éditions Esprit, 1991, pp.137-168.
Deux questions
Quels liens entre la désaffiliation et la crise des appartenances, la désaffiliation et l’individuation ? En quoi ces liens peuvent éclairer le problème de l’inscription ?…
Peut-on considérer que la désaffiliation correspond à un déficit d’inscription objective ? Qu’apporte la distinction entre intégration et insertion ?
“Désaffiliation est-elle liée à un déficit d’inscription objective?”
” la désaffiliation, renvoie au déficit d’inscription dans des formes collectives de protection et, en particulier, la protection issue des collectifs de travail”
Suite à la lecture du billet et de votre conversation, je partage quelques réflexions un peu décousues, car pas encore ni vraiment construite, ni en “ordre”, je m’en excuse pour la difficulté qu’il y aura à tisser.
Il me manque une représentation à l’instant de “ce qui protège”. Mais cette question résonne chez moi en lien avec la question de la reconnaissance, et des traces de la reconnaissance, des traces de l’existence, du lien, de l’appartenance. Quelles relations existent (pour le sujet) entre l’expérience vécue d’une appartenance, et son inscription objective, les traces que le “lien avec” laissent. Peut-on être en lien, appartenir sans traces, sans inscription “objective” ? Quelle est la portée subjective et performative de l’inscription ? Peut-on s’inscrire par l’oral ou seulement par l’écrit ?
Et en boucle, quel rapport entre expérience vécue et inscription : quand on écrit, on s’inscrit à nouveau (pour Annie Ernaux par exemple) tout en marquant que l’on se retire de l’expérience, ce n’est plus l’expérience dont il s’agit mais de sa reconnaissance, sa mise en lien avec d’autres expériences, des liens – notamment avec des collectifs, des institutions, mais aussi d’autres pensées, d’autres vécus – que l’on construit à partir de l’expérience – “la trace matérialise le retrait” (Jean-Claude Mathieu) / “nous venons dire que nous allons partir” (Marc Jahjah)
Peut-on être désaffilié malgré l’existence de traces ? Quelle historicité pour l’inscription ? l’affiliation / la désaffiliation – comme la filiation – me semblent pris dans une temporalité longue qui dépasse celle de l’inscription pour rejoindre celle des traces qui restent une fois que nous sommes partis. Est-ce qu’en étant parti on est nécessairement désaffilié ?
comment le parcours intervient-il ou non dans l’inscription : d’où l’on vient, où l’on va – pour mettre en perspective “où l’on est”
Cette réponse génère des questions avant tout…
– Des « inscriptions « déjà présentes ». S’agit-il d’inscriptions antérieures ? D’inscriptions accumulées ? Sur les deux versants, on peut en douter : même s’il est possible de désigner un état de son inscription, celle-ci est d’abord un processus permanent de recomposition et de réécriture de soi en fonction d’un contexte et de la manière dont je suis capable de percevoir un devenir.
– Des inscriptions « ouvertes ». Très juste. L’ouverture est à la fois la béance et l’accueil : ouverture à toutes les influences d’autant plus que la médiatisation en orchestre la démultiplication infinie et ouverture à l’altérité. Mais une ouverture à l’altérité qui ne va pas de soi, qui passe mal ; c’est même là un des problèmes de l’inscription. Une ouverture obligée, irrévocable, malgré tous les « murs » bâtis dans le monde, et ils sont nombreux. Cette ouverture est incontournable.
– La référence à Annie Ernaux. Peut-on attendre autre chose d’une professionnelle de l’écriture, une écrivaine, autre chose qu’un « trop plein d’inscriptions » ? Reconnaissons la particularité du travail de cette auteure qui, effectivement, doit intéresser notre réflexion sur l’inscription. Mais parler d’un trop plein d’inscriptions », c’est peut-être aller un peu vite sur la nature de l’écriture propre à l’inscription.
– Le rapport entre désaffiliation et individuation est très bien identifié par Sylvain ; il convient effectivement d’articuler ces deux notions, elles-mêmes articulées entre elles, à notre travail sur l’éducation, la formation, le développement des personnes. L’individuation relève de l’effort du « dire vrai sur soi-même » (Foucault, éd. Vrin, 2017). La désaffiliation relève davantage de « l’accompagnement de parcours », un véritable « travail social ». Toutes deux interpellent la posture éducative.
Avant de répondre à tes interrogations, j’aimerai prendre le temps de dire ce que ce texte m’inspire (car il me semble un support très riche pour avancer dans nos réflexions, donc déjà un grand merci à toi Emmanuel).
Tout d’abord la distinction entre état et processus me paraît fondamentale. Ainsi l’inscription fonctionne bien selon ces deux modalités: comme état (il y a constitution de quelque chose) et processus (cet état est fonction d’une activité qui va le produire). Dans le cadre des apprentissages, je suppose que les figures de ces états, inscriptions ainsi que les processus mis en jeu sont multiples (tant au niveau du sujet qu’au niveau des interactions sujet-environnement). Il faudrait dès lors tenter une analyse fine à partir d’un contexte singulier pour en explorer la complexité. Une manière dès lors de comprendre les liens entre deux perspectives sur l’apprendre: au niveau du sujet lui-même et au niveau des relations sujet-environnement.
C’est à partir de cette focale que je tenterai d’organiser une réponse aux liens entre désaffiliation et individuation. La désaffiliation regarde vers une modalité d’inscription sujet-environnement, l’individuation regarde plutôt vers une modalité d’inscription s’opérant au niveau du sujet lui-même (lorsque celui-ci se considère ou est pris comme monade). Or, ce qui est à suivre ici, ce sont les liens entre ces deux perspectives.
Toujours en suivant le couple état/processus, l’inscription permet de prendre en compte la capacité relative de changer des individus. Ce couple fait état d’une plasticité toujours contenue. On ne s’inscrit pas à partir de rien? Toute inscription dépend des inscriptions déjà présentes, des états déjà constitués qui donnent une consistance au sujet apprenant. Toutefois, parce que ces inscriptions sont toujours exposées à des réinscriptions, des modifications (les inscriptions état sont potentiellement sensibles aux inscriptions processus) elles sont ouvertes.
Affiliation et désaffiliation indiquent ainsi des perspectives en éducation et formation: affiliation comme structuration du sujet / désaffiliation comme plasticité du sujet. Désaffiliation et affiliation apparaissent dès lors liés à la question de l’individuation.
Mais cela permet d’apporter un élément de réponse à la seconde question: Désaffiliation est-elle liée à un déficit d’inscription objective? Je prend le cas d’Annie Ernaux dans son ouvrage les années. Son travail de déconstruction de son habitus témoigne selon moi d’une désinscription, d’une désaffiliation en raison non d’un déficit d’inscription mais d’un trop plein d’inscriptions.